Les théories des couleurs
Le tournant empiriste inauguré dans les théories des couleurs par Goethe a considérablement influencé l'art du début du XXème siècle. Goethe, qui voyait les couleurs dans l'optique de la polarité de l'obscurité et de la lumière, a conçu un cercle des couleurs symétrique reposant sur l'opposition entre les couleurs primaires : le jaune et le violet, le bleu et l'orangé, le vert et le pourpre. Il marque son désaccord avec le caractère de la théorie de Newton lorsqu'il écrit que la science des couleurs a été traitée jusqu'à présent par les physiciens, mais que le peintre ne pouvait en profiter, les hypothèses spéculatives empêchant toute recherche empirique. D'après Goethe, les physiciens ont enfermé dans une chambre ténébreuse toute la richesse des phénomènes liés aux couleurs que l'on rencontre dans le monde. Observant pour la première fois le prisme en 1790, il a vu que les bords colorés sont visibles juste dans un contraste de lumière et de l'obscur. Goethe a décrit ses premières expériences avec le prisme dans son «Erste Stück der Beytrage zur Optik» (1791). L'illustration sur le frontispice témoigne du caractère de la méthode scientifique de Goethe : nous y voyons un grand œil environné de nuages, un arc-en-ciel et des rayons de soleil, ainsi qu'un prisme et un miroir. Les attributs représentés sur le frontispice montrent que Goethe met l'accent sur l'observation des phénomènes des couleurs dans leur milieu naturel. Le frontispice sur l'ouvrage de Newton montre au contraire une figure allégorique mesurant la longueur d'ondes dans un laboratoire. En 1793 paraît un autre livre de Goethe, «Von dem farbigen Schatten», où il traite de la faculté de l'oeil de produire ses propres couleurs. Le gouffre entre la théorie newtonienne des couleurs et l'expérience quotidienne est exposé en détail par Goethe dans la partie didactique du Traité des couleurs, dont la publication a précédé celle de l'ouvrage intégral en 1810. Goethe a distingué dans son Traité plusieurs sortes de couleurs. Les couleurs physiologiques tiennent aux phénomènes liés au fonctionnement de l'oeil, parfois décrits comme les illusions optiques, mais que Goethe décrit comme des phénomènes. Il s'agit par exemple de l'irradiation : deux cercles de même diamètre nous semblent plus grands ou plus petits en fonction de la clarté du fond. Parmi les couleurs « physiologiques », il y a aussi le contraste coloré, qui se forme lorsqu'on déménage une forme très sombre d'un fond clair. A côté de ce contraste succesif, il existe aussi une vision des couleurs simultanée, où l'oeil ajoute automatiquement à une couleur la couleur complémentaire: par exemple à la couleur jaune vient s'attacher le violet. Les ombres colorées sont également classées par Goethe parmi les couleurs physiologiques. L'autre catégorie de couleurs est constituée par les couleurs physiques, découvertes par Goethe au moyen du prisme en 1790. Les couleurs se forment d'après lui en milieu trouble, suite à un contraste de la lumière et de l'obscurité, par exemple dans l'eau de mer, dans la pénombre atmosphérique ou dans les minéraux. Lorsqu'on mélange toutes les couleurs, on obtient la couleur grise, et non blanche comme pensait Newton. Depuis 1852, l'année où le physicien Hermann von Helmholtz a décrit deux manières de mélanger les couleurs, nous savons que Newton et Goethe avaient tous les deux raison, parce qu'il existe un mélange des couleurs additif et substractif. L'un et l'autre ont inspiré les artistes.
Le peintre Philipp Otto Runge a élaboré un modèle révolutionnaire du spectre des couleurs dans sa sphère des couleurs (« Farbenkugel »). En 1810, il a publié à Hambourg son livre «Farben-Kugel oder Construction des Verhaltnisses aller Mischungen der Farben zu einander». Dans sa réflexion, Runge part d'un triagle équilatéral dont l'un des sommets est rouge, un autre jaune, un autre bleu. Les côtés, respectivement violet, vert et orange, forment des transitions entre les couleurs primaires. Autour de ce triangle, Runge dessine un cercle, puis fait passer une ligne perpendiculairement à son côté inférieur. Le point le plus haut de la ligne représente la couleur blanche, le point le plus bas, le noir. Cette ligne représente l'axe étalé d'une sphère, sur lequel peuvent être situés les pigments dans toute leur diversité. Runge illustrait également la sphère des couleurs par un plan horizontal et vertical.
La tradition de la théorie des couleurs des romantiques allemands a exercé une influence considérable sur l'art de l'avant-garde. Vasily Kandinsky expliquait le nom du « Chevalier bleu », lorsqu'il a dit qu'avec Franz Marc, ils ont aimé le bleu. La couleur bleue est liée dans la pensée allemande à la spiritualité depuis la publication du roman de Novalis «Heinrich von Ofterdingen» (1800). Dans le domaine des sciences naturelles, le livre du botaniste Sprengel «Das entdeckte Geheimnis der Natur im Bau und in der Befruchtung der Blumen (1793)» avait quant à lui mis l'accent sur l'importance du contraste des couleurs bleue et jaune pour l'attraction des insectes par la fleur de myosotis. Kandinsky a consacré la plupart de son livre théorique «Du spirituel dans l'Art» à l'analyse des couleurs, qu'il divise en deux catégories: les couleurs «physiques» et «psychiques». Les couleurs «psychiques» sont étroitement liées aux associations. Pour Kandinsky, la couleur est un médium permettant de faire une impression directe sur l'âme et dont il compare l'action au jeu du piano. Chaque composition picturale repose d'après lui sur la couleur d'une part, la forme de l'autre. Certaines formes géométriques voient leur effet multiplié par les couleurs appropriées. Le jaune est par exemple «aigu» et fait la meilleure impression lorqu'il s'applique à une forme triangulaire. Kandinsky divisait en outre les couleurs en «chaudes» et en «froides». Le pôle chaud est représenté par la couleur jaune, le pôle froid par le bleu. Les couleurs chaudes s'approchent du spectateur tandis que les couleurs froides s'en éloignent. Alors que la couleur jaune symbolise la terre, le bleu est spirituel. Les tons de la couleur bleue sont ensuite comparés à ceux des instruments musicaux. Le vert symbolise la tranquilité de l'esprit et la sérénité. Le blanc exprime le silence et le gris donne une impression de tristesse. L'orange suggère l'assurance et rappele les tons d'une cloche d'église, tandis que le violet se rapproche du pôle spirituel et évoque des tons bas, semblables à ceux d'un contrebasson.
Les contrastes colorés et la décomposition des couleurs par le prisme ont aussi été traités dans le journal «Der Sturm» de Herwarth Walden, pour lequel Salomon Friedländer a réinterprété dans un article le Traité de Goethe et conseillé au lecteur de faire lui-même l'expérience pratique du prisme. Rejetant la théorie de Newton, il soutenait la conception de Goethe, basée sur le constraste entre la lumière et l'obscur. Friedländer voit la polarité des couleurs dans un cadre philosophique. Pour lui, la gamme des couleurs qu'on trouve chez Goethe est une répercussion des contrastes rencontrés dans le monde : la force contre la faiblesse, l'homme et la femme, la lumière et l'obscurité. Sous l'influence des articles de Friedländer ont été créés les tableaux d'Arthur Segal, qui a exposé dans la galerie de «Der Sturm». Dans son essai «Das Lichtproblem in der Malerei», dédié à Friedländer, Segal part de la polarité de la lumière et de l'obscurité, que nous avons vue chez Goethe. Les tableaux de Segal, qui représentent La maison des pêcheurs au Sylt (1926), sont inspirés de l'analyse du spectre des couleurs. La représentation de la maison est en plus voûtée de manière concave et rappele la déformation d'un rectangle régulier par le prisme.
Un important médiateur dans la transmission de la pensée romantique sur les couleurs aux artistes de l'avant-garde fut le peintre Adolf Hoelzel, qui enseignait à l'Académie des beaux arts à Stuttgart. En 1919, il donna au colloque du Deutscher Werkbund à Stuttgart une conférence intitulée «Einiges über die Farbe in ihrer bildharmonischen Bedeutung und Ausnutzung». Citant le traité de Goethe, il déclara «éternelle» la valeur de ses découvertes. Il signala aussi que les peintres ne travaillent pas avec les couleurs du spectre, mais avec des pigments matériels. Comme pour Goethe, les couleurs sont pour Hoelzel des degrés de transition entre les extrêmes, le noir et le blanc. D'après Hoelzel, le jaune est une couleur exceptionnelle qui a la qualité de la lumière. Pour expliquer le spectre, Hoelzel utilisait deux cercles avec respectivement huit et douze couleurs. Au sommet, il plaçait la couleur violette, qui avait déja une place exceptionnelle chez Goethe. Si Hoelzel a montré la nécessité de la théorie des couleurs, il était toutefois aussi conscient du fait que le point de départ d'une composition picturale est toujours le sentiment.
Dans la revue Der Sturm, Johannes Itten a publié en 1923 une lithographie, représentant son fils Mattias avec différents modèles du spectre des couleurs, parmi lesquels une sphère des couleurs. Itten s'est lui aussi inspiré de Goethe et Runge. L'influence du second apparaît dans son écrit «Utopia, Dokumente der Wirklichkeit», publié à Weimar en 1922. Les archives d'Itten à Zurich contiennent le dessin d'une sphère des couleurs faite d'une bande horizontale et d'une autre verticale. Cette esquisse représente un modèle en trois dimensions, réalisable par exemple à l'aide de rayures de papier. A côté du dessin, on trouve une note autographe d'Itten : «Je ne dois pas flâner à la surface. Mystérieux est le gris intérieur et son indétermination: je peux suivre une voie, ou en combiner deux, trois ou plus. Ainsi, je peux me déplacer à l'intérieur de la sphère des couleurs...» Le résultat des recherches d'Itten était une rosace des couleurs, élaborée en 1921. Son approche mystique se manifeste dans sa lecture du cercle des couleurs, dans lequel il décèle de nombreuses significations liées aux périodes historiques, aux éléments ou aux émotions humaines. L'un des plus beaux tableaux d'Itten, «La rencontre» (1916), peut être interprété comme le point de départ d'une réflexion mentionnée dans son journal viennois: «Seule l'opposition des couleurs produit l'harmonie. L'oeil cherche la clarté comme l'obscurité, le rouge comme le bleu, et ce simultanément.»
Pour Paul Klee, le plus important phénomène coloré dans la nature était l'arc-en-ciel, liaison entre la terre et le ciel, manifestation entièrement cosmique, et pourtant imparfaite, l'art étant pour Klee un moyen d'atteindre la perfection. Le symbole du divin est le cercle des couleurs, qui est une invention humaine. L'apport décisif des réflexions de Klee sur les couleurs est dans sa recherche sur les tonalités, déjà étudiées au début du 19ième siècle par Philipp Otto Runge. Klee a analysé les transitions des couleurs complémentaires dans les lasures d'aquarelle et en a conclu qu'entre les couleurs qui se font face dans le cercle se situe le gris neutre. On peut de même obtenir le gris par un mélange des couleurs secondaires du cercle. Klee a également proposé un triagle équilatéral, qui avait été le point de départ pour les réflexions de Runge. Contrairement à Runge, qui utilisait le modèle d'une sphère des couleurs, Klee a élaboré un pentaèdre. Le résultat des recherches de Klee est donc un modèle qui est un compromis entre la sphère des couleurs de Runge et le double cône d'Oswald.
Piet Mondrian, membre de la Société théosophique néerland depuis 1909, avait déjà expérimenté dans les années 1908-1909 les combinaisons des couleurs primaires. Pour la Société théosophique, la couleur jouait un rôle très important. Les livres de Leadbeater «Thought Forms» (1901) et «Man Visible and Invisible» (1902), traduits en neerlandais dès 1903, contenaient entre autres illustrations des diagrammes attribuant aux couleurs des valeurs spirituelles. Mondrian connaissait la théorie des couleurs de Rudolf Steiner, qui avait donné à Amsterdam une conférence sur le thème de «Theosophie, Goethe et Hegel», dans laquelle il citait aussi le Traité des couleurs de Goethe. Une autre de ses sources d'inspiration sont les livres du théosophe Schoenmaeker, dont la théorie correspond en plusieurs point à celle de Goethe. Comme Goethe, Schoenmaeker pensait que les couleurs primaires sont le bleu, le jaune et le rouge, qu'on retrouve souvent dans les tableaux de Mondrian. Mondrian se réfère à Schoenmaeker et à Goethe dans son article De nieuwe beelding in de schilderkunst, publié dans la revue De Stijl. Mondrian définit la couleur comme une lumière tamisée, entièrement en accord en cela avec la pensée de Goethe. La couleur naît de la réfraction de la lumière sur un fond matériel. Selon Mondrian, «le moyen plastique doit être le plan et le prisme rectangulaire en couleurs primaires (rouge, bleu, jaune) et en non-couleur (blanc, noir et gris). Dans l'architecture, l'espace vide compte pour la non-couleur. La matière peut compter pour la couleur. (...) L'équilibre indique en général une surface grande de non-couleur ou d'espace vide et une surface plutôt petite de couleur ou de matière.» Se basant sur la théorie de la création de l'espace par la couleur chez Goethe, Mondrian fait des compositions reposant sur les éléments bleus et jaunes. Mondrian estimait que la profondeur naît de la différence entre les couleurs des plans. Goethe avait déja décrit le phénomène: la couleur bleue donne une impression de recul, tandis que le jaune fait resortir.
Inspiré par Goethe, Franz Marc a utilisé le prisme en hiver 1910 pour examiner son chien Russi dans la neige. En 1911, il écrivait à August Macke une lettre dans laquelle il mentionne les effets magnifiques produits par le prisme. Il écrit aussi qu'il a réussi à organiser les couleurs et à en faire l'outil d'une expression artistique sans lien de similitude avec le réel. Cette indication est très intéressante du point de vue de l'évolution de l'art expressioniste. Il semble que l'expérimentation de la théorie des couleurs des romantiques a joué un rôle dans l'adoption de la tache de couleur comme élément d'expression indépendant de la réalité. Marc avait chez soi les livres d'Ernst Wilhelm von Bruecke (Physiologie der Farben, 1887) et de Wilhelm von Bezold (Traité des couleurs, 1891). Pour ses recherches sur les tonalités de la neige à l'aide du prisme, il s'est inspiré de Goethe, qui décrivait dans son traité des couleurs une balade hivernale. August Macke s'est lui aussi intéressé au cercle des couleurs. Macke a vu l'intérêt des théories des couleurs pour son objectif de peindre «comme un enfant». Dans sa lettre du 9 novembre 1910, il écrit à Franz Marc qu'il a créé un cercle des couleurs, pour comparer ensuite l'effet respectif de celles-ci sur son humeur, puis faire de même avec les tons musicaux au piano. Les tons bleus auraient résonné de manière triste, les jaunes gaiement et les rouges brutalement. Franz Marc répondit à Macke dès le 12 décembre pour mettre en doute les résultats de recherches basées sur un cercle des couleurs, même s'il admettait que certains peintres en ont toujours un sous les yeux dans leur atelier. Marc considérait lui aussi le bleu comme exprimant le spirituel et le masculin, tandis que le jaune symboliserait la gaieté et le féminin. Le rouge correspondrait à la matière brute, qui doit recevoir forme des deux autres couleurs primaires. Le mélange de la couleur sérieuse et spirituelle qu'est le bleu et du rouge produirait une tristesse inexprimable, qui ne peut être atténuée que par l'addition de jaune. Marc anthropomorphise les couleurs lorsqu'il écrit que le bleu et l'orange s'aiment comme l'homme et la femme. D'après lui, les analogies musicales sont parfois superficielles, mais les mélodies et les lignes sont liées de par leur origine commune d'un même sentiment artistique, bien que l'évolution ultérieure les ait séparées. Dans la conclusion de leur correspondance sur les couleurs, Macke exprime sa joie de pouvoir s'accorder avec Marc, car sa théorie des couleurs correspond à la sienne. Macke résume ses recherches en matière de couleurs dans un rapprochement de la mélancolie avec l'homme, de la brutalité avec la matière et de la gaieté avec la femme.
Bien que les tableaux de Kupka dédiés aux couleurs soient intitulés «Les disques de Newton» et que Kupka reprenne l'idée centrale du naturaliste anglais selon laquelle toutes les couleurs sont comprises dans le rayon de la lumière blanche, il me semble que l'intériorité de la vision colorée de Kupka doit beaucoup à l'empirisme de Goethe. Kupka était conscient du fait que la vision colorée est un phènomène subjectif. Comme Goethe, Kupka pense que les tons bleus sont liés à l'obscurité et aux ombres, les couleurs chaudes à la lumière. Les formes des couleurs, décrites aussi chez Kandinsky, ont même inspiré à Kupka une série de peintures. Kupka décrit lui aussi les couleurs en recourant à la comparaison avec les tons musicaux. Le tableau de Kupka le plus central dans sa transition vers l'abstraction représente les mains d'un pianiste sur les touches d'un piano. Les théories des couleurs du «Chevalier bleu» et de Kupka montrent quelques similarités, mais Kupka surpasse les écrits de Kandinsky par son énorme érudition dans le domaine scientifique. Kupka consacre une partie de son oeuvre théorique aux couleurs du point de vue de la science physiologique et du fonctionnement de l'oeil. L'attention attribuée par Kupka à l'intensification de l'effet des couleurs par les exercices physiques doit néanmoins beaucoup à la tradition allemande de la philosophie de la nature («Naturphilosophie») et de la reforme de la vie («Lebensreform»).